« Juste le bruit des vagues » (Éditions Quartett)

in Juste le bruit des vagues (suivi de Prières profanes) aux Éditions Quartett (2023):

« Juste le bruit des vagues »: Un Habitant veut s’asseoir sur un banc public, y rencontre un Migrant, déjà assis, avec une plante de pied écorchée car il lui manque une chaussure au pied. Dans une succession de monologues poétiques, ces deux figures se reflètent, (se) parlent sans s’adresser directement, mais communiquent quand même. Ils déploient leurs angoisses, leurs hantises, mais aussi leurs désirs et leurs fantasmes. Au fil des mots, chacune de ces figures subit une transformation terrible et irréversible.

« […]

L’HABITANT – 

J’aime les chaussures, mais je déteste marcher. 

Si, par charité, je donnais une de mes chaussures à mon voisin de banc, pour remédier à son pied nu, je me trouverais alors, à mon tour, avec un pied nu. 

Qu’y a-t-il de plus fragile que la plante d’un pied écorchée aux cailloux de la route. 

Si, à son tour, mon autre voisin de banc me donnait une de ses chaussures à lui, toujours par charité, pour réparer l’injustice de ma plante de pied écorchée. 

Et si, à son tour, son autre voisin de banc lui donnait une de ses chaussures pour réparer cette nouvelle injustice. 

Dans cette économie d’échange de pieds nus et de chaussures manquantes, par excès de charité faite entre voisins, il n’y aurait, en fin de compte, nulle part au monde, deux pieds chaussés d’une seule et même paire de chaussures. 

Il y aurait, en fin de compte, toujours quelque part dans le monde, quelqu’un assis sur un banc avec un pied en trop, une chaussure en moins, une injustice, somme toute, irréparable. 

Je fais la charité à condition de garder mes chaussures aux pieds. 

Je veux bien payer, mais il faudra faire l’effort de me divertir. 

J’exige d’être ému. 

Je veux m’apitoyer. 

Je veux que l’on captive mon intérêt. 

Je veux que l’on me fasse rire et pleurer, en même temps.  

Mon attention se fatigue vite. 

Mon intérêt se mérite. 

Mon argent se gagne. 

Je donne des sous en échange d’histoires rocambolesques qui savent lécher les oreilles. 

J’exige des récits remplis de naufrages, de sacrifices, de catastrophes. 

Je veux un commencement, un milieu, la promesse faite d’emblée que tout finira bien. 

Je veux un divertissement qui se soumette à mes humeurs imprévisibles, à mon tempérament délicat, à la température locale, et qui sache se faire poliment oublier. 

Car je sens un besoin pressant d’évacuer aux toilettes le repas de midi pour faire plus de place pour le souper du soir. 

 

LE MIGRANT – 

J’étais dans ma maison et j’attendais que les éléphants arrivent. 

Quelle idée saugrenue de laisser des enfants jouer dans le jardin. Il faut aller au sous-sol. Se cacher dans le placard. 

Jusqu’à ce qu’arrive la nuit. Jusqu’à ce que les éléphants repartent. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de bruit. 

Petit frère, surtout, ne parle pas. 

Ne chante pas. 

Ne chuchote pas. 

Respire, mais lentement. Silencieusement. 

Respire, comme si tu ne respirais pas. 

Montre-moi combien de temps tu peux retenir ta respiration. 

Petit frère, il ne faut pas avoir peur. 

Dis-toi une seule chose dans ta tête. Si tu es toujours vivant, c’est donc que tu n’es pas mort. 

Un éléphant, c’est l’animal le plus léger au monde. Vide dedans, il flotte dans les nuages au-dessus des maisons. 

Un éléphant, c’est l’animal le plus fragile au monde. Fait en porcelaine, quand il tombe par terre, il éclate en mille morceaux. 

Petit frère, à deux heures du matin, il n’y a plus le temps de ramasser tes billes. 

Cours vite.

Plus vite que tes petites jambes peuvent courir. 

Ne regarde pas derrière toi. As-tu déjà regardé dans un miroir et tu n’y étais pas. 

Quinze jours à marcher, ventre vide. 

Petit frère, rappelle-toi, un éléphant, ça ne mange rien, ou seulement des feuilles d’arbres. 

Ne t’arrête pas, même si tu dois t’arrêter. 

Va de l’avant. Il faut puiser ta force dans l’effroi. 

La route est parsemée de personnes qui se sont assis, une minute, mais n’arrivent plus à se relever. 

Petit frère, tête de lard, mais relève-toi. 

Il n’y a pas une minute à perdre. Un éléphant, c’est l’animal le plus rapide au monde. 

Et après ça, personne n’en a plus parlé. 

On n’a pas pris le temps de pleurer. 

On était juste trop pressés. 

Ma mère dit toujours, il y a un temps pour tout. 

Quand on marche, c’est en silence, les yeux secs.

[…] »

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Première enregistrement audio de la pièce fait en avril 2022.

Texte de Amin Erfani, avec Hughes Boucher et Philip Boulay, mise en voix Philip Boulay, mixage Jean-François Domingues.

 

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La troupe du metteur en scène Philip Boulay, avec l’acteur Hughes Boucher et Vincent Ozanon, fera une lecture d’extrait de « Juste le bruit des vagues », à la librairie Utopiran (Utopiran.com; 11 Rue Edmond-Roger, 75015 Paris), le 2 juin, à 19h, 2023.

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Samedi 27 mai 2023, à 18h au TQI avec Rue du Conservatoire et les éditions Quartett, seront aussi lus des extraits des nouvelles parutions de Quartett:

La Gronde de Hakim Bah

Les Somnambules de Marc-Antoine Cyr

Juste le bruit des vagues de Amin Erfani

Un fleuve au-dessus de la tête de Carine Lacroix

https://www.theatre-quartiers-ivry.com/saison/evenement/les-lectures-vagabondent.htm?fbclid=IwAR09jCXd4sbnvyV-KHc1mfO-1MqIeO5DCeRE8HGnUomN9s8LNUNHzGfc4Cs