La république des traducteurs: En traduisant Valère Novarina

L’ACTE DE LA TRADUCTION

In La République des traducteurs: En traduisant Valère Novarina. Ed. Constantin Bobas et Marco Baschera, Éditions Harmattan, 2021, pp. 163-174.

 

« Saint Augustin parle d’une docte ignorance comme mode de connaissance. Novarina à son tour parle d’une traduction idiote comme mode de traduction juste. Il ne s’agit pas de bâtir de la signification par équivalence, mais au contraire de dépouiller le langage de ses strates signifiantes et découvrir, en deçà, ses forces sismiques, l’attirance – sexuelle, dit-il – des mots, des syllabes et des sons, qui se manifestent différemment dans chaque langue. Une traduction respiratoire et idiote dévoile la sexualité de la langue anglaise américaine au même niveau que – mais de nature toute différente de – la sexualité de la langue française. Cette traduction novarinienne serait, au plus haut niveau, méconnaissable et incompatible – sur le plan lexical ou syntactique – avec l’original. La joie d’une telle traduction – celle de la traductrice ou du traducteur qui fait la rencontre de l’intraduisible – est une jouissance issue de la singulière sexualité de la langue de traduction, une jouissance transgressive et créatrice qui dévoile – à la genèse même du langage – la force originaire et pré-signifiante de la parole.

[…]

L’ingurgitation, la défécation, la respiration sont toutes, chez Novarina, des déclinaisons de l’acte de la parole. Avaler et évacuer la matière du langage par nos trous, respirer les mots en les portant, et – dans un même mouvement – les déformant, les interrompant, les rendant inintelligibles par le souffle : le geste de Novarina prolonge celui d’Artaud, pour qui l’acte de la création prime sur l’œuvre créée, la défécation sur l’excrément qui reste, la digestion sur l’aliment ingurgité, et l’acte de la parole – acte théâtral par excellence – sur toute forme de signification ou système de communication. Il s’agirait, pour la traductrice ou le traducteur, de manger Novarina, comme un acte rituel. Ce cannibalisme ne met pas en avant l’œuvre traduite comme objet défini et sacré, mais vise à recevoir de l’auteur un don de création, qui établit l’acte de la traduction comme un acte théâtral. Le jeu de l’acteur sur scène ainsi que le travail de traduction donnent tous deux lieu à une renaissance – hors de soi – par la matière de la langue. »

Amin Erfani

L’Acte de la traduction